Michéa le falsificateur

Quand Michéa critique le libéralisme, il trompe ses lecteurs en associant ce mot à la guerre de tous contre tous et à la volonté d’exclure de l’espace public toute référence à l’idée de morale. Les préjugés ont la vie dure...

2/20/20246 min read

Jean-Claude Michéa était l’invité d’Alain Finkielkraut dans son émission Répliques du 02/06/2012 pour présenter son dernier livre Le complexe d’Orphée.

J.C. Michéa développe l’idée que le libéralisme, dans sa logique propre et non dans ses principes, conduirait à un monde sans limites ni frontières, contraire aux intentions des premiers libéraux. C’est ce qu’il appelle la “logique libérale”. Le libéralisme produirait quelque chose qui finirait par lui échapper : la libération des pulsions et des passions, le nihilisme moral et culturel.

La pensée des premiers libéraux, selon Michéa, est que le gouvernement des hommes n’exigerait aucun modèle de la vie bonne et pourrait être remplacé par l’administration des choses, le marché. Cette intuition originelle aboutirait au monde dans lequel nous vivons, un monde relativiste, où tout se vaut, où aucune valeur n’est au dessus des autres, où il n’y a ni morale ni « common decency » qui puisse poser légitimement des limites. L’économie et le marché tiendraient lieu de morale… Le projet d’une société axiologiquement neutre, dans laquelle le gouvernement des hommes céderait la place à l’administration des choses, serait l’axe fondateur de la logique libérale, une logique qui aboutit au monde actuel.

Partant de là, Michéa plaide pour un conservatisme de gauche, un socialisme non progressiste (Orwell) : transmission de valeurs communes, respect pour le passé et pour la tradition.

Finkielkraut, s’il est d’accord avec le constat d’un vide moral et culturel de nos sociétés, conteste néanmoins la généalogie de Michéa. Et c’est là que l’émission devient fort intéressante.

En effet, explique Finkielkraut, il y a une autre logique qui se déploie sous nos yeux : la logique démocratique si bien analysée par Tocqueville et de nos jours par Pierre Manent.

La démocratie est en principe un régime politique qui a ses vertus. Mais sa logique d’égalisation, de passion du semblable, conduit les hommes à refuser toute forme d’inégalité, de discrimination ou de différence. Dès lors, tout se vaut, le maître comme l’élève, le père comme le fils, le bien comme le mal, le beau comme le laid etc. Il faut prendre acte d’une démocratie généralisée, une démocratie sortie de son ordre propre et appliquée à toutes les sphères de la société.

Tocqueville voyait la marche vers l’égalité des conditions comme une évolution inéluctable et irréversible mais inquiétante, car avec elle les libertés individuelles disparaissent. Il constate que ce processus d’égalisation s’accompagne logiquement de la dissolution des influences sociales, des liens de dépendance et atomise le lien social, menaçant ainsi l’exercice même de la liberté et de la responsabilité politique du citoyen.

En effet, l’égalité tend à dissoudre l’idée de supériorité naturelle ainsi que l’influence des traditions, ou des anciens. L’homme démocratique en vient alors à considérer que son opinion vaut celle de tout autre et qu’il n’y a aucune raison de croire un homme sur parole. Chacun veut donc se faire son opinion et ne se fier qu’à sa propre raison. D’où ce sentiment d’autosuffisance que Tocqueville a nommé "individualisme démocratique".

L’individualisme rend les hommes indifférents à autrui et craintifs en même temps. Il les prépare à consentir au despotisme de l’État tutélaire, ce que Tocqueville appelle le "despotisme doux". Ils sont prêts à sacrifier leur liberté à leur tranquillité.

C’est donc cette logique politique du “tout égal” (la fameuse égalité réelle) qui détruit la décence et les valeurs communes et non la liberté économique encadrée par des règles de justice (droit naturel). Dans cette perspective, il n’y a pas de triomphe du libéralisme mais bien plutôt un effacement du libéralisme originel.

On peut ajouter à la critique fort pertinente de Finkielkraut, une triple erreur de Michéa :

1° La première est de ne pas considérer l’importance du droit naturel. Or il existe chez les libéraux classiques et contemporains (libertariens) une tradition de défense du droit naturel, non pas de manière théologique mais par la Raison. La Raison permet aux hommes de dégager une éthique objective et universelle. Le libéralisme est donc fondamentalement moral en ce qu’il veut respecter l’homme dans sa dignité. Pas une dignité concédée par l’État (sous condition) mais une dignité inhérente à sa nature, inconditionnelle.

2° La seconde est une confusion entre libéralisme classique et contractualisme. Le projet contractualiste est de constituer artificiellement la cité. Il part du principe que l’état naturel de la société c’est la guerre. L’humanité est traversée par des tendances perverses qui la conduisent au désordre et à l’anarchie. C’est la théorie du conflit des intérêts qui conduit à l’idée de souveraineté : seul un gouvernement souverain peut empêcher le chaos. La régulation ne peut se faire que par le politique, par la loi et donc par la contrainte. On est conduit à une conception absolutiste du gouvernement, soit par la souveraineté absolue d’un homme comme chez Hobbes, soit par la souveraineté absolue de la volonté générale, chez Rousseau. Dans cette perspective, toute société politique est hiérarchique car la relation politique est par excellence une relation de commandement et d’obéissance, y compris dans une démocratie. En effet, le contrat instaure un ordre social fondé sur la contrainte de la loi.

Au contraire, le concept de marché permet de résoudre deux questions : la guerre et la paix entre les nations, et le fondement de l’obligation dans le pacte social. D’une part il permet de repenser les rapports internationaux sur une base nouvelle, en ce sens que l’on substitue un jeu à somme positive (le commerce) à un jeu à somme nulle (la puissance). D’autre part, les individus n’ont plus à se soumettre à une puissance extérieure. La « main invisible » du marché permet de penser une société auto-instituée avec une centralisation minimale.

3° Enfin, outre sa vision faussée du marché, Michéa semble ignorer que pour les libéraux la société civile est le lieu par excellence de la transmission des valeurs. La morale est d'autant plus forte et vivante qu'elle vient de la société civile. Or, l’État centralisateur a été le fossoyeur de la société civile depuis l’anticléricalisme du XIXe siècle, le monopole de la Sécurité Sociale contre les sociétés de secours mutuels, le monopole de l’éducation contre le pluralisme scolaire etc. Le socialisme, écrit Frédéric Bastiat, « n’est que spoliations légales sous les noms de Fraternité, Solidarité. Il supprime liberté et responsabilité. »

Cela, Michéa n’en parle évidemment jamais. Il occulte la croissance de l’État et sa logique de destruction de la société civile, tout en plaidant pour la décence et la conservation des traditions...

Au contraire, dans une société libre l’État serait restreint à l’administration des droits. Par conséquent, il ne disposerait pas d’un système de protection sociale obligatoire, il ne ferait pas de lois anti-trust, ni de plans d’occupation des sols, ni de lois anti-drogue.

Mais cela ne signifie pas qu’une société libre n’aurait pas de valeurs communes, ni d’assurance chômage ou de pension de retraite, ou qu’elle ne ferait pas de campagnes publiques visant à réduire l’usage de stupéfiants. Dans une société libre et juste, les gens qui voudraient ces choses décideraient de les réaliser par des contrats individuels et des associations volontaires. Et personne ne tenterait de faire valoir ses préférences sur les autres par la violence de l’État.

En conclusion, si chacun peut poursuivre librement son intérêt privé dans le respect de la loi naturelle, la paix et la prospérité de tous seront mieux assurées que par une organisation politique qui définirait d’en haut l’intérêt général et l’imposerait par la contrainte de la loi. La liberté naturelle dans le respect des droits de propriété est ainsi comprise comme créatrice d’ordre et non de désordre.

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