L'économie : la bonne et la mauvaise

Bastiat nous donne des critères pour juger les décisions économiques de l'Etat et échapper ainsi à l'illusion politique.

Damien Theillier

4/26/2023

Dans nos démocraties modernes, le destin collectif des populations est suspendu à un discours économique de plus en plus obscur. Dans les médias, les journalistes et les hommes politiques usent et abusent de concepts ésotériques, de variables statistiques et de formules mathématiques dont personne ne comprend un traitre mot.

Pour le citoyen de base, il est devenu strictement impossible de vérifier les chiffres lancés dans un débat ou d’exercer son jugement critique. Il ne peut que se laisser éblouir par l’apparence de scientificité du langage ou bien se détourner définitivement d’un théâtre dont il se sent exclu. Ce faisant, la classe politico-médiatique peut s’exonérer de tout raisonnement rigoureux comme de toute précision factuelle. Symptôme de cette situation, le fréquent recours aux « experts » et aux économistes de professions. Mais ceux-ci sont le plus souvent chargés de justifier les décisions du gouvernement et sont payés pour cela. Devraient-ils cracher dans la main qui les nourrit ?

Et cela commence à l’école. Dans les manuels scolaires et les cours d’économie, on n’étudie pas l’histoire de la pensée économique. On se contente d’apprendre les politiques économiques conduites par nos élites, à grand renforts d’articles du Monde et d’Alternatives économiques. Keynes est présenté comme le grand maître de la science économique. Avant lui, il n’y a rien d’intéressant. C’est tout juste si Marx est encore mentionné. Alors ne parlons même pas de Bastiat...

La bonne économie promeut l'abondance et non la rareté

L’étymologie grecque du mot économie, qui repose sur oikos (la maison) et sur nomos (la règle), évoque la « tenue du ménage » autrement dit, l’art de régler l’activité de la famille de sorte que ses ressources suffisent à ses besoins. On peut donc définir l’économie comme la science des actions humaines, en particulier des choix que l’homme fait pour lutter contre la rareté.

Dans les Sophismes économiques, Bastiat nous rappelle que la consommation est l'objectif final de la bonne économie. Bastiat était-il keneysien ? Il faut écarter ici tout contresens. Pour lui cela signifie que nous devons nous soucier du consommateur, pas seulement du producteur.

En effet, nous sommes tous des consommateurs, y compris les producteurs. Ceux qui produisent des voitures doivent aussi en acquérir, avec leur salaire. Si la consommation est l'objectif final de l'économie, c'est parce que la production n'est qu'un moyen. Acquérir des biens (utiles aux consommateurs) est donc plus important que produire des biens (utiles aux producteurs).

Or les producteurs préfèrent la rareté, car elle fait monter les prix. Les consommateurs préfèrent l'abondance pour la raison opposée. Les producteurs vont tout faire pour favoriser le protectionnisme, pour conserver leurs marges, empêcher la concurrence, taxer et réglementer le marché à leur avantage.

C'est pourquoi, soutient Bastiat, lorsque l'Etat adopte des mesures soutenues par les producteurs, comme les tarifs (taxes sur les importations) ou le protectionnisme, il favorise les intérêts des producteurs par rapport à ceux des consommateurs. Les politiciens agissent ainsi par calcul électoral. Il sont incités à faire du clientélisme, à satisfaire les groupes d'intérêts les plus puissants.

La bonne économie est donc celle qui défend le bien des consommateurs c'est-à-dire le bien de l'ensemble des citoyens, plutôt que l'intérêt catégoriel des producteurs. C'est la science de la création de richesses, dont l'ambition est de permettre à chacun de se procurer par lui-même un revenu ou une subsistance suffisante.

Qu’est-ce que la mauvaise économie ?

La mauvaise économie selon Bastiat, c’est donc celle qui défend le protectionnisme, c'est-à-dire la connivence des producteurs et des politiciens. Dans ce cas l'économe cesse d'être une science pour devenir un outil politique. C'est une doctrine qui consiste essentiellement à justifier l’intervention de l’État dans la production et la distribution des biens, sans tenir compte de ce que les contribuables auraient fait à la place, avec l’argent qu’on leur a enlevé en impôt.

La grande leçon de Frédéric Bastiat c’est que l’intervention de l’État a des effets pervers que l’on ne voit pas, en particulier des coûts cachés. Seul le bon économiste est capable de les prévoir. Chaque fois que nous évaluons l’impact d’un programme gouvernemental sans appliquer la distinction de Bastiat entre ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. on succombe à l’illusion politique.

Ainsi, nous dit-il, c’est une illusion de croire que le gouvernement peut « créer des emplois » car pour chaque emploi public créé il détruit un emploi sur le marché. En effet, les emplois publics sont payés par les impôts. Les emplois publics ne sont pas créés, ils sont perçus. De plus, en supprimant un emploi qui répond aux besoins et aux désirs des consommateurs, on le remplace par un emploi qui sert les objectifs de certains producteurs et donc des politiciens.

Tout euro dépensé par l’État doit nécessairement être obtenu par un euro d’impôt ou de dette. Si nous envisageons les choses sous cet angle, les soi-disant miracles des dépenses de l’État nous apparaissent sous un tout autre jour.

Toute décision politique constitue un acte économique qui a un coût.

L’économie contemporaine exprime cette idée dans le concept de « coût d’opportunité », c’est-à-dire la valeur de ce à quoi on renonce au moment de faire un choix. La différence nette de résultat entre plusieurs opérations envisageables, mettant en œuvre les mêmes ressources données s’appelle un « coût d’opportunité ».

Le coût d’un choix doit donc être comparé au coût d’un autre choix possible pour savoir s’il y a eu augmentation nette ou diminution nette de la richesse. Et c’est exactement ce qui correspond à « ce qu’on ne voit pas ». Car toute action, tout choix, comporte une partie visible et une partie invisible. La partie visible c’est le choix réalisé. La partie invisible c’est l’action à laquelle on a renoncé en faisant un choix. Tout choix implique un renoncement.

Par conséquent une « bonne » décision économique est une décision qui coûte moins à la société que ce qu’une autre allocation des ressources aurait pu lui coûter. Aussi faut-il juger l’efficacité d’une politique non seulement sur la base de ce qui arrive, mais aussi sur la base des alternatives qui auraient pu se produire.

Par exemple, dans « Droit au travail – Droit au profit », Bastiat explique : « Ce qu’on voit, c’est le travail et le profit permis par la cotisation sociale. Ce qu’on ne voit pas, ce sont les travaux auxquels donnerait lieu cette même cotisation si on la laissait aux contribuables. » Pour faire un bon calcul économique, il faudrait prendre en considération les emplois et les richesses qui auraient pu être créés si les contribuables avaient pu dépenser leur argent comme ils le souhaitaient au lieu de payer des taxes. Le calcul économique doit établir la relation entre ce qui existe et ce qui aurait pu exister si un autre choix avait été fait.

Quand Bastiat réfutait Keynes

Cette leçon de base a inspiré le journaliste économique américain Henry Hazlitt (1894-1993), auteur d’un petit ouvrage de vulgarisation économique intitulé : Economics in One Lesson [2].

« Aucune foi au monde n’est plus tenace ni plus entière que la foi dans les dépenses de l’État », écrit Hazlitt. « De tous côtés, on les présente comme une panacée capable de guérir nos maux économiques. L’industrie privée est-elle partiellement somnolente ? On peut y remédier par les dépenses publiques. Y a-t-il du chômage ? Cela est évidemment dû à l’insuffisance du pouvoir d’achat. Et le remède est tout aussi évident : le Gouvernement n’a qu’à engager des dépenses pour suppléer ce manque à acheter. »

Hazlitt nous montre que Bastiat a réfuté l’économie d’État et en particulier l’économie keynésienne près d’un siècle avant Keynes. Ce dernier pensait que les dépenses publiques augmentaient la production en raison d’un multiplicateur : si le gouvernement construit un pont, les ouvrier du pont peuvent acheter du pain, puis les boulangers peuvent acheter des chaussures, etc.

À cela, Bastiat a répondu dans Travaux publics : « L’État ouvre un chemin, bâtit un palais, redresse une rue, perce un canal; par là, il donne du travail à certains ouvriers, c’est ce qu’on voit; mais il prive de travail certains autres, c’est ce qu’on ne voit pas. »

En conclusion, la bonne économie est donc celle qui vise l'abondance. Elle permet de juger les résultats d'une politique économique donnée, non seulement à court terme et par rapport à un groupe d'intérêt particulier, mais aussi à long terme et par rapport à l'intérêt général de l'ensemble de la communauté. A la lumière du coût d'opportunité, elle nous permet d'échapper à l'illusion politique des coûts et des impôts cachés.

[1] Le licenciement, L’impôt, Théâtres, Beaux-Arts, Travaux publics, Les Machines, Crédit, Droit au Travail et Droit au Profit.

[2] Traduit par Mme Gaëtan Pirou sous le titre Économie en une leçon, disponible en version électronique sur le site d’Hervé de Quengo : herve.dequengo.free.fr/Hazlitt/EPL/EPL_TDM.htm