« Que nous dit aujourd’hui Benjamin Constant sur la loi ? »

Il existe une grande continuité entre la pensée de Benjamin Constant et celle de Frédéric Bastiat, sur ce thème de la loi.

ECOLE FRANÇAISE D'ÉCONOMIE

Damien Theillier

2/19/202420 min read

Par Damien Theillier, Institut Coppet, Lausanne le 6 mai 2017

Il est frappant de voir la continuité très grande qui existe entre la pensée de Benjamin Constant et celle de Frédéric Bastiat, sur ce thème de la loi. Tous deux dénoncent et réfutent une erreur commune à la plupart des philosophes et des juristes du passé : ils ont défendu la liberté sur la base de mauvais principes. Et en particulier, ils ont confondu l’autorité sociale, c’est-à-dire l’obéissance à la loi, avec la liberté.

Les philosophes disent qu’il vaut mieux obéir aux lois qu’aux hommes. Ce n’est pas faux écrit Benjamin Constant. Mais dans mille domaines, poursuit-il, il ne faut obéir ni aux lois, ni aux hommes.

Le problème des philosophes et des juristes, c’est qu’ils ont attribué à la loi un rôle qu’elle n’a pas, un rôle positif : instaurer l’harmonie sociale, l’égalité, la justice. Or, comme nous allons le montrer, pour Constant, comme pour Bastiat, la loi ne doit et ne peut avoir qu’un rôle négatif : empêcher les hommes de se nuire mutuellement. Pour le reste, c’est-à-dire pour tout ce qui concerne la vie économique, la culture, l’expression des idées, l’éducation, la morale, il faut laisser faire le secteur privé. Bien sûr nous essaierons de préciser ce qu’il faut entendre exactement par ce « laissez-faire », caractéristique de l’école libérale française, dont Constant est un héritier.

Une seule phrase extraite du Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, résume toute sa pensée de sur la loi et la liberté : « Étendre sur tous les objets la compétence de la loi, c'est organiser la tyrannie ».

Pour Constant, il faut donc tracer clairement les limites de l’espace public et donc de la loi, afin de préserver un espace privé à l’intérieur duquel « il faut que la loi se taise » selon son expression. C’est-à-dire un espace de liberté dans lequel la loi ne pourra entrer et n’aura nul pouvoir.

1° Les faux principes de la liberté et de la loi

A] Le paradoxe des philosophes et des juristes

Selon Constant la défense de la liberté par la loi est devenue chez la plupart des philosophes et des juristes une sorte d’apologie du despotisme. C’est un paradoxe qu’il a très bien compris et expliqué, bien avant le grand penseur anglais du XXe siècle, Isaïah Berlin qui en a fait le thème d’un de ses livres : La liberté et ses traitres.

Constant relève ce paradoxe chez Gaetano Filangieri, un philosophe et juriste italien de la fin du XVIIIe siècle qui fut l’auteur d’un livre intitulé : La science de la législation. Il était considéré comme un théoricien majeur à l’époque des Lumières. Il a été traduit par Benjamin Franklin en anglais, c’est dire l’importance qu’il avait à l’époque pour tous ceux qui voulaient réformer la société.

« Filangieri confère au législateur, écrit Constant, un empire presque sans bornes sur l’existence humaine, tandis qu’ailleurs il s’élève avec beaucoup de force contre les empiétements de l’autorité. Cette contradiction lui est commune avec un grand nombre d’écrivains que la liberté compte cependant parmi ses plus zélés défenseurs[1] ».

Constant vise aussi surtout Rousseau. Il écrit : « L'erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes, vient de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l'histoire un petit nombre d'hommes, ou même un seul, en possession d'un pouvoir immense, qui faisait beaucoup de mal; mais leur courroux s'est dirigé contre les possesseurs du pouvoir, et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n'ont songé qu'à le déplacer[2]. »

Notre auteur ne conteste pas le principe de la volonté générale en tant que règle majoritaire. À moins de ressusciter la doctrine du droit divin, la loi doit être l'expression de la volonté de tous, ou du plus grand nombre. En revanche, les objections que l'on peut faire contre cette volonté politique majoritaire portent sur l'étendue accordée à cette autorité.

Il ne s’agit pas pour lui de déplacer le pouvoir en confiant au peuple souverain l’espace public. Il s’agit d’établir la souveraineté de l’espace privé par le silence de la loi.

A] Filangieri et Mably

Le point de départ de Constant c’est la philosophie qu’il rejette. Elle se trouve exprimée à son plus haut degré de raffinement chez Rousseau mais on la trouve également chez Filangieri, Mably, ainsi que chez les contractualistes. C’est l’école des philosophes et des publicistes, c’est-à-dire des spécialistes du droit public, les juristes.

Ainsi pour cette école de pensée, qui constitue une part important de l’héritage des Lumières (mais pas le seul), tout problème social doit trouver une solution dans un arrangement législatif. Ils n’envisagent pas d’autres issue car ils partent d’une prémisse fausse, la prémisse de tous les contractualistes : si on laisse les hommes poursuivre librement leurs intérêts, la société tendra nécessairement aux conflits, aux inégalités et finalement à la servitude. Pour eux, face à l’égoïsme humain et aux rivalités, la société n’a pas en elle-même les ressources pour s’auto-réguler. Donc il faut s’en remettre à la loi et à l’Etat.

C’est pourquoi ces philosophes sont fascinés par le modèle de la citoyenneté antique et de la vertu civique, nous dirions aujourd’hui le modèle communautaire. C’est ce que Benjamin Constant appelle la liberté des Anciens et qu’il oppose à la liberté des Modernes.

Dans son Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, notre auteur relève une grave erreur dans le système de l’auteur Italien. En effet, Filangieri pense qu’il appartient aux Etats de modifier le comportement des individus pour stopper la dépravation des mœurs. C’est l’idée de confier à des législateurs éclairés, la responsabilité de veiller sur le bonheur et la santé morale des citoyens. Ce paternalisme ou ce despotisme éclairé était partagé par la plupart des Philosophes des Lumières : d’Helvétius à Rousseau en passant par Voltaire, Diderot, d’Alembert ou encore l’abbé de Mably. Or Constant ne partage pas cette admiration des philosophes et des juristes pour les grands législateurs de l’Antiquité. Le « défaut principal » de Filangieri, écrit Constant, est « de contempler avec un respect surperstitieux les doctrines, les institutions, la sagesse en un mot des peuples anciens[3]. » On retrouvera dans La Loi de Bastiat les mêmes analyses et la même critique à l’encontre de cette admiration naïve pour l’Antiquité.

Selon cette vision l’homme est conçu comme un agent passif aux mains de l’autorité chargée de l’éduquer. Filangieri voit en effet dans le modèle antique de la vertu civique le remède à certains maux sociaux comme l’ignorance et la superstition d’une part, héritées de l’Ancien Régime, l’égoïsme et la cupidité d’autre part, qui forment le lot de l’humanité. Par suite toute frontière entre la sphère publique et la sphère privée disparaît : l’autorité est habilitée à intervenir partout. Or c’est bien cette théorie, interprétée de diverses manières, qui conduira à la terreur jacobine et fera également le lit du socialisme, à partir de 1848. Et Constant l’anticipe avec beaucoup de clairvoyance.

Mais il ajoute : « Il est assurément loin de ma pensée de vouloir affaiblir le respect dû à la loi, quand elle s’applique aux objets qui sont de sa compétence. Je les indiquerai dans quelques instants. Mais prétendre, comme Mably, Filangieri et tant d’autres, étendre sur tous les objets la compétence de la loi, c’est organiser la tyrannie, et revenir, après beaucoup de déclamations oiseuses, à l’état d’esclavage dont on espérait se délivrer. »

Constant prend souvent l’exemple de l’abbé de Mably. Dans son ouvrage De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapport avec la civilisation européenne de 1814, Benjamin Constant écrit :

« L’ouvrage de Mably sur la Législation ou Principes des lois[4], est le code de despotisme le plus complet qu’on puisse imaginer. Combinez ses trois principes 1° l’autorité législative est illimitée ; il faut l’étendre à tout et tout courber devant elle ; 2° la liberté individuelle est un fléau ; si vous ne pouvez l’anéantir, restreignez-la du moins autant qu’il est possible ; 3° la propriété est un mal : si vous ne pouvez la détruire, affaiblissez son influence de toute manière ; vous aurez, par cette combinaison, la constitution réunie de Constantinople et de Robespierre[5] ».

On trouve dans La Loi de Bastiat, des passages semblables. Il écrit notamment :

« Il n’est pas surprenant que les dix-septième et dix-huitième siècles aient considéré le genre humain comme une matière inerte attendant, recevant tout, forme, figure, impulsion, mouvement et vie d’un grand Prince, d’un grand Législateur, d’un grand Génie. Ces siècles étaient nourris de l’étude de l’Antiquité, et l’Antiquité nous offre en effet partout, en Égypte, en Perse, en Grèce, à Rome, le spectacle de quelques hommes manipulant à leur gré l’humanité asservie par la force ou par l’imposture. Qu’est-ce que cela prouve ? Que, parce que l’homme et la société sont perfectibles, l’erreur, l’ignorance, le despotisme, l’esclavage, la superstition doivent s’accumuler davantage au commencement des temps. Le tort des écrivains que j’ai cités n’est pas d’avoir constaté le fait, mais de l’avoir proposé, comme règle, à l’admiration et à l’imitation des races futures. Leur tort est d’avoir, avec une inconcevable absence de critique, et sur la foi d’un conventionalisme puéril, admis ce qui est inadmissible, à savoir la grandeur, la dignité, la moralité et le bien-être de ces sociétés factices de l’ancien monde ; de n’avoir pas compris que le temps produit et propage la lumière ; qu’à mesure que la lumière se fait, la force passe du côté du Droit et la société reprend possession d’elle-même[6]. »

B] Rousseau

Rousseau commence par établir que toute autorité qui gouverne une nation doit émaner de la volonté générale. Qu’est-ce que la volonté générale ? Elle émane d’un contrat qui produit le corps social et politique.

« Les clauses du contrat social, dit Rousseau, se réduisent à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté[7]. »

Chaque individu se remet donc totalement au corps social et il en résulte une volonté générale souveraine qui peut exercer sur l'existence individuelle une autorité illimitée.

La société chez Rousseau ne se conçoit donc que par la souveraineté absolue du corps sur les individus. Chacun ne peut avoir que les droits que le corps lui accorde, c’est-à-dire qu’il juge compatible avec la liberté commune de tous les membres. C’est vrai en particulier de la propriété. Chacun ne possède ses biens que par une concession du corps, dans la mesure où cela est compatible avec la liberté des autres.

Comment avoir la garantie que la volonté du corps est toujours droite ? Rousseau énonce quelques conditions formelles :

1° Que le corps veuille en personne, sans intermédiaire, c’est-à-dire que la souveraineté ne soit pas déléguée ni représentée. Il faut que le peuple forme une seule personne.

2° Qu’il y ait unité du corps. Donc aucune coalition, aucun parti. Chacun doit exprimer son propre point de vue sans être influencé par les autres.

L’idée c’est que chacun soit à la fois celui qui fait la loi et celui qui la subit. Or selon Rousseau, le corps social ainsi unifié ne peut opprimer ses membres car le corps ne peut vouloir se nuire à lui-même. Avec ce système, la loi ne peut jamais être injuste car nul n’est injuste envers lui-même.

Ainsi on peut être libre en obéissant aux lois, car on ne fait qu’obéir à sa propre volonté. Mais du coup la liberté n’est rien d’autre que la soumission absolue de l’individu à la loi définie comme acte de la volonté générale d’un peuple souverain.

Or selon Constant, tous les publicistes antérieurs ou postérieurs à Rousseau ont professé pour la plupart la même opinion. On peut nommer : Helvétius, d’Holbach et Mably en France, Fichte et Hegel en Allemagne ou Filangieri en Italie.

Comment Constant lui-même réfute-t-il ces erreurs ? Selon lui, il faut redéfinir le terme de loi. Ce n’est pas un acte de la volonté générale mais c’est la volonté d’une majorité qui défend des intérêts qui lui sont propres.

Bien sûr dit-il, si la volonté politique pouvait être générale, elle pourrait être sans limite. Mais ce n’est jamais le cas. Toute volonté politique est particulière et elle est toujours exercée par des hommes particuliers qui ont des intérêts particuliers. En effet, quand on délibère, chacun est animé par son intérêt particulier. Et toute décision majoritaire est le fruit d’alliances nouées avec d’autres. Ce sont toujours les intérêts les plus nombreux coalisés contre les intérêts les moins nombreux qui emportent la majorité. Toute décision collective est donc l’exercice du droit du plus fort.

Par ailleurs, le pouvoir n’est jamais exercé par le corps tout entier mais toujours par quelques-uns qui ont nécessairement tendance à l’accaparer pour leurs propres fins.

Constant anticipe ici sur l’« Ecole des Choix Publics » du XXe siècle, fondée par les économistes James Buchanan et Gordon Tullock. La politique est un marché comme les autres, avec ses calculs. Et les législateurs sont eux aussi des hommes comme les autres, avec leurs intérêts particuliers.

Si l’oppression est toujours possible, Constant en conclut qu’il ne faut reconnaître à la société sur ses membres que des pouvoirs qui peuvent être exercés sans danger par le gouvernement.

Comme toute volonté politique réelle est une volonté particulière exercée par certains sur d’autres, alors il faut la limiter.

3° Les vrais principes de la liberté et de la loi

A] Le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui

Dès 1806 la doctrine de Constant concernant la liberté est fixée une fois pour toute. Il écrit dans ses Principes de Politique :

« La liberté n’est autre chose que ce que les individus ont le droit de faire et que la société n’a pas le droit d’empêcher[8]. »

Qu’est-ce que les individus ont le droit de faire ? Constant répond : tout ce qui ne nuit pas à autrui. Donc la liberté c’est la faculté de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

Tout ce qui ne concerne que l’individu, toutes les actions par lesquelles il ne nuit pas aux autres, tout ce qui n’empiète pas sur les droits d’autrui est privé, donc libre.

Il distingue deux types d’actions nuisibles :

-         Les actions qui sont nuisibles en elles-mêmes car elles constituent un empiètement sur les droits d’autrui

-         Les actions qui sont des violations d’engagement pris ultérieurement.

Toutes les actions qui ne sont ni nuisibles, ni des violations d’engagements contractuels, constituent le domaine des droits individuels ou de la liberté. Celle-ci est donc la faculté de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

Le principe premier de la liberté est donc que « Les individus doivent jouir d'une liberté d'action complète pour toutes les actions innocentes ou indifférentes ».

Quelles sont alors ces actions innocentes ou indifférentes ? Ce sont toutes les actions qui relèvent des droits individuels, ce sont les libertés fondamentales.

Il y a selon Constant cinq grandes libertés qui doivent être laissées à la sphère privée et que le pouvoir doit se contenter de protéger :

1° La liberté d’opinion et d’expression qui se concrétise avec la liberté de la presse :

« Les individus doivent jouir d'une liberté entière d'opinion soit intérieure, soit manifestée, aussi longtemps que cette liberté ne produit pas des actions nuisibles[9] ».

Les erreurs et les doctrines fausses sont-elles nuisibles ? Non répond Constant :

« La législation ne doit point s’occuper à détruire les erreurs, ni, quand elle détruit les erreurs, à soutenir d’une main ce qu’elle abat de l’autre. Car les erreurs ne doivent se détruire que d’elles-mêmes, et c’est ainsi seulement qu’elles se détruisent par l’examen et par l’expérience ; la législation n’a rien à y voir[10] ».

2° La liberté religieuse. Elle est favorable à la vie sociale.

3° Ne pas être jugé et détenu arbitrairement. Ce qui suppose plusieurs conditions :

-         L’indépendance des tribunaux

-         L’inamovibilité des magistrats

-         La possibilité de l’appel

-         La pratique du jury

-         Des peines annoncées, proportionnées et non cruelles

4° La liberté de propriété : l’acquisition de la propriété doit être laissée à la liberté des individus :

« Les individus doivent jouir d'une liberté sans bornes dans l'usage de leur propriété (…) aussi longtemps qu'en disposant de leur propriété (…) ils ne nuisent pas aux autres qui ont les mêmes droits ».

5° La liberté d’industrie et de commerce

 « La société n'ayant d'autres droits sur les individus que de les empêcher de se nuire mutuellement, elle n'a de juridiction sur l'industrie qu'en supposant celle-ci nuisible. » Mais il ajoute : « l’industrie, par laquelle un individu cherche à s’enrichir (…) est incapable de nuire à autrui. »

Pourquoi ? Parce que l’industrie d’un individu ne peut nuire à ses semblables tant que cet individu agit selon les principes de la libre concurrence, explique Benjamin Constant.

En revanche, ajoute Constant :

« le gouvernement nuit toujours à l'industrie quand il se mêle de ses affaires, qu'il lui nuit même dans les cas où il fait des efforts pour l'en­courager; d'où il suit que les gouvernements doivent borner leurs soins à préserver l'industrie de toute espèce de troubles et de contrariétés[11]. »

B] Distinguer et séparer la sphère publique et la sphère privée.

La liberté, c’est donc également la frontière séparant la sphère publique et privée. Il faut donc limiter la sphère des objets sur lesquels la loi peut s’appliquer : ce sont les actions nuisibles. Ce domaine-là est de la compétence de la loi, c’est la sphère publique. Mais le domaine des actions innocentes relève de la compétence des individus. Et toute intervention de l’autorité dans la sphère privée détruit la liberté et rend par là-même cette autorité illégitime.

Comment donc arrêter le pouvoir et le limiter en totalité ? La solution proposée par Constant est la suivante : c’est l’affirmation des droits naturels de l’individu. Ce sont ces droits qui dessinent une sphère privée inviolable, seule capable de borner le pouvoir.

Il écrit « il y a une partie de l'existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante - et qui est de droit hors de toute compétence sociale ou législative. L’autorité de la société et par conséquent de la législation n’existe que d’une manière relative et limitée : au point où commence l'indépendance de l'existence individuelle s'arrête l'autorité de la législation ; et si la législation franchit cette ligne, elle est usurpatrice[12]. »

Cette séparation des sphères publique et privée s’articule avec une autre idée fondamentale : la critique de l’idée de majorité toute-puissante. Si le principe majoritaire est nécessaire, il ne suffit pas pour valider un acte législatif. Le droit de la majorité n’est que le droit du plus fort.

« Quand la législation porte une main attentatoire sur la partie de l’existence humaine qui n’est pas de son ressort, peu importe de quelle source elle se dit émanée, peu importe qu’elle soit l’ouvrage d’un seul homme ou d’une nation. Elle proviendrait de la nation entière, moins le citoyen qu’elle vexe, que ses actes n’en seraient pas plus légaux. Il y a des actes que rien ne peut revêtir du caractère de loi[13]. »

C’est pourquoi, selon Constant, l’obéissance à la loi ne saurait être aveugle. Il revient à la conscience de chaque individu de juger, comme « un tribunal inflexible », les actes du pouvoir. On retrouvera chez Tocqueville cette méfiance à l’égard de la tyrannie de la majorité.

C] La loi doit rester négative

Constant écrit : « Les fonctions du gouvernement sont purement négatives. Il doit réprimer les désordres, écarter les obstacles, empêcher en un mot que le mal n’ait lieu. On peut ensuite s’en fier aux individus pour trouver le bien[14]. »

Son rôle n’est que d’empêcher l'injustice. Et la justice n'est atteinte que lorsque l'injustice est absente. Une société est libre et juste lorsque l'intervention forcée contre les personnes ne se produit pas ; quand ils sont laissés seuls. C’est pourquoi : « La législation comme le gouvernement n’a que deux objets : le premier, de prévenir les désordres intérieurs ; le second, de repousser les invasions étrangères. Tout est usurpation par-delà cette borne ».

L’autorité ne peut donc avoir que deux objets d’intervention limités :

-         Défendre les citoyens contre les agressions extérieures

-         Les défendre contre les agressions mutuelles

Citons encore notre auteur : « La législation n’a donc point à prendre un ton différent chez les différents peuples ou chez les mêmes peuples en différents temps : car dans tous les temps, les délits réels, c’est-à-dire les actes qui nuisent à autrui, doivent être réprimés, et ceux qui ne nuisent à personne ne doivent pas l’être. (…) les attentats à la vie, à la propriété, à la sûreté, sont des crimes et doivent être punis. Tout le reste doit demeurer libre[15]. »

4° La source de l’ordre social est dans la libre concurrence

Constant est l’héritier de deux traditions de pensée qui sont nées en même temps et qui se sont influencées l’une l’autre : les Lumières écossaises d’une part et les Lumières françaises de l’école des Physiocrates d’autre part. Il a été très tôt étudiant à l’université d’Edimbourg, du vivant d’Adam Smith. Puis il a lu les grands économistes français, de Quesnay à Turgot. Ces deux écoles de pensée plaident pour la concurrence sur un marché libre. Ce sont des philosophies du marché et non des philosophies du contrat. Pour eux la solution au problème de l’égoïsme et de la violence des passions humaines n’est pas seulement politique. Elle n’est pas non plus purement économique au sens où il faudrait laisser le calcul économique dicter sa loi sur tout.

Leur réponse est institutionnelle. Il faut un petit nombre de lois qui protègent les droits individuels et la sphère privée. Et à l’intérieur de ce cadre, il faut laisser les individus exprimer leurs préférences et leurs différences par la loi de l’échange libre et mutuellement bénéfique. Il faut réduire au maximum la fiscalité et laisser le secteur privé investir et produire les biens dont la société a besoin, selon le principe de la libre concurrence.

« Turgot, Mirabeau et Condorcet en France, Dohm et Mauvillon en Allemagne, Thomas Payne et Bentham en Angleterre, Franklin en Amérique, telle est à peu près la liste de ceux qui ont senti que, pour tous les progrès comme pour tous les besoins, pour la prospérité de tous les états comme pour le succès de toutes les spéculations, pour la quotité des productions comme pour leur équilibre, il fallait s’en remettre à la liberté, à l’intérêt individuel, à l’activité qu’inspirent à l’homme l’exercice de ses propres facultés et l’absence de toute entrave[16]. »

Tous ces auteurs sont dans la filiation d’Adam Smith et des Physiocrates. Pour eux la société civile a son dynamisme propre, elle est capable de progrès, de perfectionnement historique, d’auto-régulation. Elle obéit d’abord à sa propre loi, la loi de l’échange librement consenti et mutuellement bénéfique.

Quelle est donc la source de l'ordre social ? Constant pense que c’est le libre jeu des intérêts qui fonde l’ordre social. C’est le commerce qui doit remplacer la guerre à l’âge moderne. Le commerce dit-il permet d’obtenir la même chose que la guerre : les richesses. Mais dans un cas les richesses sont produites et échangées pacifiquement, dans l’autre, elles sont volées par la violence.

Que faire alors face à l’égoïsme des hommes qui pervertit l’esprit public, comme on peut souvent le lire sous la plume des moralistes ? Constant répond :

« Laissez l’égoïsme à lui-même ; les égoïsmes privés se combattront entre eux : ils se neutraliseront les uns par les autres. L’égoïsme, comme la vanité, n’est dangereux que lorsque les institutions l’encouragent. (…) L’égoïsme ne devient funeste que lorsque (…) l’autorité appelle l’égoïsme autour de ses bannières, et lui promettant l’impunité pourvu qu’il s’enrôle sous ses étendards, transforme de la sorte un instinct nécessaire en une passion féroce et effrénée[17] ».

Autrement dit ce n’est pas l’égoïsme qui est dangereux, c’est une façon de lutter contre cet égoïsme par l’établissement d’un pouvoir législatif tout-puissant. Celui-ci prend prétexte de la méchanceté des hommes pour s’ériger en tuteur et intervenir arbitrairement en tuant par la fiscalité l’initiative privée.

Pour Constant, comme pour les économistes, il est illusoire de demander aux hommes de renoncer à leurs intérêts, en revanche on peut faire que chacun trouve son intérêt dans l’intérêt d’autrui. Cette rencontre des intérêts dans la relation d’échange est l’un des grands apports d’Adam Smith à la pensée moderne, connu sous l’appellation de « main invisible ». Il s’agit simplement de comprendre que tout échange libre est mutuellement bénéfique et donc se révèle à la fois plus juste moralement et plus efficace économiquement que n’importe quelle force de contrainte dictée par le pouvoir. Ce qu’Adam Smith appelle le « système évident et simple de la liberté naturelle », n’est rien d’autre que la dynamique de cette société de marché et d’échanges qui contribue à la paix et à la prospérité des nations.

Selon Adam Ferguson, ami d’Adam Smith, l’ordre social est « le résultat de l’action des hommes, mais non l’exécution de quelque dessein humain ». C’est pourquoi l’ensemble des institutions sociales, y compris les institutions politiques, naît de l’interaction des individus et du jeu de leurs intérêts mais certainement pas d’un « dessein » concerté ou d’une planification.

La liberté naturelle par laquelle chacun peut échanger et faire valoir ses projets est considérée comme l’ordre naturel des sociétés. C’est donc à l’économie politique, c’est-à-dire à l’étude des institutions du libre marché, de fournir les principes selon lesquels doivent s’organiser les sociétés.

Dans cette perspective, les intérêts ne sont pas en conflit mais en concurrence sur un marché ouvert. Ainsi, le gouvernement, c'est-à-dire la politique prise au sens de l’exercice du pouvoir par le législateur, n'est qu'une réalité secondaire et relative. C'est d'abord la loi de l’échange volontaire, sur la base de l'intérêt réciproque, qui doit gouverner la société et la réguler. La tâche des gouvernements est alors purement négative, comme le dit Constant : réprimer l’injustice. L’autorité politique doit se cantonner dans ce strict rôle de garantie de la sûreté et laissez-faire pour le reste.

Conclusion

La conclusion sera donnée par Benjamin Constant lui-même dans les dernières lignes de son Commentaire sur Filangieri : « Rayons donc, pour tout ce qui n’a pas rapport à des crimes positifs, les mots de comprimer, d’extirper, et même de diriger, du vocabulaire du pouvoir. Pour la pensée, pour l’éducation, pour l’industrie, la devise des gouvernements doit être : Laissez faire et laissez passer[18] ».

Sources

Benjamin Constant : Principes de politique applicables à tous les gouvernements (1806-1810). Préface de Tzvetan Todorov. Textes établis et introduits par Étienne Hofmann, (Coll. «Pluriel ».) 1997.

Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, Les Belles Lettres, Bibliothèque Classique de la Liberté, Paris 2004.

Stephen Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, Presses Universitaires de France - PUF (1 août 1994).

Notes

[1] Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri.

[2] Benjamin Constant, Principes de politique.

[3] Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri

[4] N.D.A. cet ouvrage date de 1776, la même année que la parution de La Richesse des Nations.

[5] Benjamin Constant, Ecrits politiques.

[6] Frédéric Bastiat, La loi.

[7] Jean-Jacques Rousseau, Le contrat social.

[8] Principes de politique, 1806, I, 3, 28

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, Les Belles Lettres, Paris, 2004

[13] Id. Chapitre VIII. De l’état de nature, de la formation de la société, et du but véritable des associations humaines.

[14] Id. Chapitre VII. De l’influence que Filangieri attribue à la législation.

[15] Ibid.

[16] Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, Chapitre III. Des encouragements pour l’agriculture.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

Damien Theillier